Bribes d'une expérience professionnelle des plus marquantes

dans l'enseignement en milieu carcéral.

 

 

 

Il faut tout de même établir un minimum le contexte.

Un centre de détention accueille les condamnés de deux ans et plus considérés comme présentant les perspectives de réinsertion les meilleures. Je suis enseignante depuis de nombreuses années, aujourd'hui j'enseigne encore dans ce cadre fermé.

Je vais vous parler de Laurent, vous comprendrez bien que pour des raisons confidentielles je ne divulguerai en aucun cas son identité et de plus ça n'apporterait rien de plus.

Première approche:

Laurent de nationalité Française, âgé d'une trentaine d'années.

Incarcéré dans ce CD, il se présente au service scolaire. Je l'accueille et discute de son parcours scolaire, j'insiste bien sur ce fait. On ne discute pas de son parcours de vie, de son parcours carcéral, juste scolaire. Il ressort rapidement d'un entretien basique qu'il ne maitrise pas du tout la langue française écrite. Il est réservé, respectueux lors de cette première rencontre. Il semble vouloir acquérir des connaissances pour lui et non pas parce qu'on le lui a demandé. Il faut savoir qu'en milieu carcéral, tout individu se présentant au service scolaire avec l'objectif d'obtenir un diplôme est récompensé par une remise de peine (elle peut atteindre 3 mois par année d'incarcération).

Des fiches d'objectifs sont mises en place, par niveau si vous préférez! Laurent a été assidu lors de sa scolarité, il a toujours été présent, très peu d'absence. J'ai relevé chez lui un réel intérêt, un réel plaisir pour l'apprentissage.

Parcours scolaire:

Nous avons commencé par l'alphabétisation, le cfg (certificat de formation générale, le dnb (diplôme national du brevet) pour terminer par la préparation du DAEU (Diplôme d'accès aux études universitaires).

Je l'ai accompagné 8 années sur une période d'environ 10 ans (la date exacte je ne l'ai plus en tête).  Il est quelques fois sorti de prison à la fin de sa peine et il est revenu pour d'autres délits.

Pendant ces nombreuses années, nous avons créé un lien qui est passé de l'ordre du strictement professionnel à un lien plus amical. Ce changement s'est fait seul, sans vraiment qu'on y prête attention je pense, ni lui, ni moi.

Il me racontait un peu sa vie, m'expliquait son parcours à l'extérieur, les difficultés familiales rencontrées, l'argent gagné facilement sans vraiment qu'il n'ait le choix. Sa famille le lui ordonnait, il s'exécutait simplement. C'est donc un jeune qui allait voler du fer, du cuivre sur les rails des chemins de fer de la SNCF. L'argent il n'en voyait pas la couleur.

Laurent me demandait toujours si j'allais bien ainsi que ma famille, il m'a vue évoluer au cours de ma vie, au cours de mes grossesses. Il était capable de définir rapidement mon humeur ou même si une chose me perturbait. Je pense sincèrement qu'il me connaissait plus que certains de mes amis.

Année scolaire 2015/2016, la préparation à l'examen du DAEU n'est pas de tout repos, il faut l'encourager, le motiver car le niveau est tout autre, on passe du niveau 3ème à un niveau Bac et pour une personne manquant de confiance en soi, il faut user d'un maximum d'énergie, d'encouragement. Les mois défilent je trouve qu'il change physiquement, il est plus fatigué, moins concentré, il s'éteint, son sourire s'efface sans vraiment que j'arrive à me l'expliquer. Je lui demande de m'expliquer un peu la situation, je sors quelque part de mon rôle éducatif, sachant pertinemment que le souci se trouve hors de l'enseignement. Il en retourne qu'il ne se sent pas en forme qu'il a été voir le service médical et que les professionnels de santé de la prison, disent qu'il n'a rien et que tout va bien.

Quelques mois après, je constate des absences répétées, il est méconnaissable, sa couleur de peau change, son teint est terne, cerné. Son aspect me fait peur, je lui demande alors qu’en est-il du service médical, il me dit qu'il a mal au dos, qu'il souffre et qu'il est sous doliprane.

Lorsque je prends ma pause, il m'arrive de rencontrer des infirmières, je leur parle de Laurent, et elle me confirme que tout va bien que ce n'est rien de grave.

Février 2016, Laurent ne vient plus à l'école, je questionne les autres personnes placées sous-main de justice du même bâtiment, ces hommes qui me rapportent qu'il n'arrive pas à se lever, que la douleur est trop importante.

Je suis inquiète parce que malgré tout ce qu'on peut dire ou faire, on s'attache à une personne même si le cadre est là pour nous rappeler à l'ordre au besoin.

Fin février, je ne vois plus du tout cet élève, je n'ai aucun élément de réponse et le service médical me dit que de toute manière ils n'ont pas à me divulguer des informations sur son état de santé.

Fin Mars, je suis en arrêt pour des raisons médicales, un collègue m'apprend que Laurent est hospitalisé à l'extérieur et que c'est la fin. Mes deux collègues sont partis le voir à l'hôpital plusieurs fois, ils l'ont accompagné dans cette dernière épreuve sans vouloir faire de vilain jeu de mot. Aucun membre de sa famille n'est passé le voir à l'hôpital lors de cette période. Mon collègue me téléphone encore et me dit qu'il faut que j'y aille même si il sait que c'est difficile pour moi, que Laurent veut me voir absolument, qu'il a peur.

Je n'ai pas pu passer, je n'ai pas pu lui dire au revoir, j'étais vraiment au plus bas pour trouver ce courage-là.

Si nous sommes préparés pour accompagner des personnes en grandes difficultés sur le plan scolaire, nous ne le sommes pas du tout au niveau psychologique. Il est vrai qu'on nous parle de prise de recul, d'oublier une fois que l'on entend claquer la dernière grille. Mais c'est loin d'être évident.

Edith

 

ANALYSE :

Voici un texte qui aborde trois thèmes qui sont des grands classiques de l’analyse, à savoir l’emprise, l’abandon et les passages souterrains.

Lorsque nous posons un regard sur Laurent, nous pouvons assez facilement le voir comme quelqu’un de très agaçant à qui on a envie de botter les fesses, dès lors que le train dans lequel on voyage reste bloqué des heures en pleine campagne, parce qu’il vient juste de voler les câbles électriques qui assurent la signalisation.

Vu du pays de Jules Ferry ou l’école est obligatoire jusqu’à 16 ans et ou les possibilités de formations à différents métiers sont multiples, nous pouvons aussi le considérer comme un adulte qui a examiné le panel des possibilités qui s’offraient à lui, et qui, après mures réflexions, a tout bonnement choisi de faire carrière dans le vol.

Après, la justice étant individuelle, il y a toujours un moment où l’on examine au cas par cas l’étoffe des justiciables, et là, quelle surprise de découvrir qu’au milieu des affreux se trouvent des enfants terrorisés prisonniers de leur carcasse d’adulte.
Ils sont, depuis la naissance, des petits soldats embrigadés par un monde clanique dont l’idéologie suggère l’exploitation des enfants.

Et pourquoi les enfants exploités, un jour, ne s’émancipent-t-ils pas ?

En grande partie parce qu’on les prive de culture en les isolant du modèle social commun.

Etre privé de culture, c’est être privé de réflexion, c’est être privé de la vitalité inspirante de tous ceux qui, depuis la nuit des temps ont œuvré pour les libertés fondamentales.
C’est aussi et surtout être empêché de prendre de la distance et de se penser autrement que selon le format en lequel on est puissamment corseté. 

C’est à ce stade que l’on trouve toujours quelqu’un pour nous dire : Oui, mais il ne faut pas nous raconter d’amusettes, ces histoires d’emprise, c’est un peu facile !
Quand on est un innocent et que l’on a bon fond, on peut toujours trouver en soi la force de s’en sortir !

Et bien…disons que ce n’est pas faux, mais la chose psychique étant ce qu’elle est, il n’y a pas de subite métamorphose d’un état en un autre.

Tous les Laurent de la terre ont une épée de Damoclès au-dessus de leur tête, la relation au clan est un vrai enjeu de vie ou de mort qui, dans l’inconscient, les terrorise.
Parfois, ce n’est pas que dans l’inconscient qu’ils sont terrorisés.
Les évolutions favorables ne se produisent que par étape, au fur et à mesure que l’emprise se desserre, que la confiance en soi s’installe et que la terreur recule.

Avant de pouvoir se déterminer en pleine conscience en tant qu’homme libre, l’être contraint par le clan dissimule une part de potentiel personnel dans un coin de son cœur, suffisamment minuscule pour que les tortionnaires ne soupçonnent rien.
C’est ce circuit du cœur, invisible et souterrain, qui part à l’aventure comme une bouteille lancée à la mer.

Par la loi des affinités, le cœur reconnaissant le cœur, même lorsqu’il est caché dans un souterrain, il y a des rencontres qui se produisent et qui permettent une éclosion.

D’une certaine façon, pour les personnes comme Laurent dont l’entourage est malveillant et abandonniques, le temps de la détention est aussi un temps de relâche de l’emprise durant lequel l’institution, pour peu qu’elle soit incarnée par une personne humaniste, peut faire grandir et ouvrir des perspectives d’avenir.

Sur le plan psychique, la privation de liberté est souvent moins aliénante que le harcèlement du clan.

Pour en revenir au cœur à cœur dont nous parlions un peu plus haut, cela peut paraître une expression assez mélodramatique, juste pour parler d’une proff qui fait bien son boulot et dont la relation avec son élève, bien que d’adulte à adulte de par les âges respectifs est quand même de type maternant de par le contenu .

Ce n’est ni mélodramatique, ni grandiloquent lorsqu’on sait que justement, l’humain, l’intime, le chaleureux, l’attentionné sont tous les strates manquants qui ont empêché Laurent de se construire et combien il est héroïque, au milieu de ce désert hostile, d’avoir préservé en lui, comme il l’a fait, son oasis d’espoir en lui-même et en la vie.    

Dans ce processus de libération, il y a toujours un moment de vérité.
En italien, le Bac se dit Esame di maturità, l’examen de maturité, celui qui fait de nous un adulte, donc, un individu indépendant.
En français aussi le Bac est l’examen qui sépare les petites études des études supérieures, il y a aussi cette symbolique du grand et du petit, du subalterne, l’enfant, et de l’exécutif, l’adulte.

C’est cet examen qu’en 2015/2016 Laurent prépare.

Symboliquement parlant, il se dote des outils pour passer du subalterne qui obéit à l’exécutif qui se détermine tout seul.
Se libérer, c’est briser le serment d’allégeance et se confronter à la puissance de l’inconscient familial qui vous accuse de trahison.   

La puissance du conflit qui se déroule dans la conscience peut être titanesque entre l’instinct de vie qui nous pousse résolument à vouloir combattre nos oppresseurs et les forces régressives qui s’agrègent toutes ensembles pour remémorer nos vielles terreurs et nous menacer de tous les feux de l’enfer.

Le poison de la régression peut parfois être plus fort que l’instinct de survie.
La bonne volonté ne suffit pas, il faut de l’humain, il faut absolument de l’humain pour que l’être menacé trouve un refuge et se sauve des malédictions du clan.       

Cela est d’autant plus vrai que la malédiction sait se trouver des alliés qu’elle ne connaît pas mais qui sont prêts à la suivre et à la relayer.

Lorsqu’un enfant est victime du désamour, de l’abandon, de l’indifférence ;
dans toutes les communautés qu’il fréquentera, son étiquette psychique le désignera comme quelqu’un de transparent qui n’existe presque pas et qui ne justifie pas que l’on s’intéresse à lui. 

L’institution pénitentiaire est une communauté qui n’échappe pas à la règle et qui n’est pas nécessairement toujours incarnés par des personnes très intéressées par leurs contemporains….

Ils voient très vite l’étiquette que les parents de Laurent ont collée dans l’inconscient de leur fils, ils intègrent le message avec une grande docilité. 

Laurent est transparent, Laurent est malade, mais ça ira, Laurent dépérit, non, mais c’est normal, il est transparent.

Et puis Laurent s’éteint, définitivement, dans la solitude.

Nous ne connaissons pas son dossier médical et nous ne savons rien sur la nature de ce qui l’a emporté.

Ce que nous pensons, c’est que le conflit de loyauté entre la fidélité que l’on doit à ce que nous sommes et la fidélité à l’allégeance envers le clan peut avoir été un déclencheur très objectif de somatisation.  

Ce dont nous sommes certains, c’est que l’abandon d’enfant, ici, en a tué un.      

G.B