Les enfants soldats. ( Part I )

 

 

 

Prendre conscience :

Pour l’homme civilisé et humaniste, il n’y a probablement pas d’expérience plus terriblement déstabilisante que celle de croiser le regard d’un enfant soldat.   

Dans nos sociétés protectrices, la guerre n’apparait que comme une rumeur lointaine.

Dans ce contexte confortable, notre représentation du monde place l’enfance dans un sanctuaire où s’épanouit une liberté joyeuse, riche des promesses les plus exaltantes, dont on conserve mélancoliquement ses madeleines de Proust pour le restant de sa vie.

Aujourd’hui, la guerre est de moins en moins éloignée de nous, mais cette propension à voir l’enfance comme un domaine heureux et hors du temps perdure.
En fait, même, nous nous y raccrochons.   

Elle perdure, bien sûr, parce qu’il est juste qu’il en soit ainsi.
L’enfance est bel et bien un lieu et un moment à part que les adultes ont le devoir de préserver au bénéfice des enfants du monde, mais aussi, au bénéfice de l’enfant qu’ils ont eux-mêmes été.

Par contre, pour l’adulte, la propension à régresser dans la pensée enfantine dès lors que la factualité d’une situation le stresse peut poser question.  

En effet, c’est en suivant l’inclinaison de notre insouciance que nous avons fini par succomber à un certain fatalisme et que nous admettons sans discuter la violence sociale.
Elle est devenue une constante "normale", inhérente à notre temps, un peu comme s’il était cohérent que des situations du XIXème siècle trouvent encore leur place dans la logique du XXIème !

Nous voilà habitués à la présence des naufragés économiques qui dorment sous les ponts, comme au temps de Zola, et à celle des survivants du Burnout, les yeux chargé d’anxiolytiques, aux mêmes allures de zombies que les ouvriers de jadis qui s’évadaient dans l’alcoolisme.

Tout cela nous semble relativement normal, relativement peu grave et surtout, totalement inévitable !

Pour autant, cette forme d’anesthésie du sens moral qui relativise la prévarication et la casse humaine jusqu’à les rendre globalement acceptable, n’opère plus au-delà d’un certain degré.

 

Quand l’humain pense la mort et sème la dévastation en s’assurant les services d’enfants en âge d’être au CM2 ;
qu’ils soient envoyés par les mollahs, avec la clef du paradis autour du cou, pour ouvrir la voie aux blindés en courant sur les champs de mines;
ou qu’ils soient utilisés comme exécuteurs implacables par des milices de diamantaires africains ;
même les plus insouciants d’entre nous vacillent sur leurs certitudes.

Chose impensable, la violence a colonisé un sanctuaire, celui-là même ou nous nous réfugions tous lorsque l’amertume de la vie nous fait rechercher un refuge ressourçant.   

Ça ne dure jamais très longtemps, on s’empresse de penser à autre chose en regardant des dessins animés sous la couette, parce que nous aimons beaucoup nous raccrocher à cette vieille idée fausse qui suggère qu’en faisant comme si de rien n’était, les fléaux nous épargneront !

Mais on a quand même été ébranlé et un questionnement diffus nous interroge : Quel est ce monde ou il n’existe plus aucun refuge pour l’homme, puisque même son temps d’innocence est attaqué ?

Si nous voulons être un peu honnête et regarder la réalité en face, la réponse est assez immédiate, ce monde c’est le nôtre !

Dès que nous acceptons d’être honnêtes, la hantise obsessionnelle de ces regards d’enfants assassins et assassinés nous mine.
Quelle est l’énigme cachée en ces regards ou désir de mort et appel au secours s’entremêlent ?

Est-il au moins encore temps ?


Pour émettre un avis pertinent, il convient de bien comprendre les thèmes de fond, les processus à l’œuvre, les enjeux et la profondeur du mal.

Le thème de fond est vieux comme le monde, il s’agit d’un rituel de magie noire, il s’agit du sacrifice des enfants tel que les contes nous le présentent sous de multiples versions depuis la nuit des temps.

Certains enfants sacrifiés doivent désespérer, abdiquer de leur droit à l’épanouissement et céder leur potentiel à des adultes-sorciers contaminés par le désir de toute puissance.   
                                                             
D’une façon schématique, une
génération donnée ne participe plus au devenir des suivantes.
Au contraire, cette vieille génération abuse de sa puissance d’ainesse pour manipuler et cannibaliser la nouvelle.
L’ordre ancien prospère en dévorant allègrement le monde en devenir, puis rejette, dans la rue ou dans les orphelinats de brousse, ceux qui n’ont plus ni repère ni avenir.

 

Ce thème a été examiné et très largement développé par des spécialistes.
Bernard Lempert est probablement le plus lumineux d’entre tous et nous renvoyons les personnes intéressées par ce thème à ses ouvrages.

Pour notre part, nous allons plus particulièrement nous pencher sur le processus à l’œuvre.

C’est un processus en trois phases.

Les deux premières sont actives, la troisième pérennise les deux premières, elle scelle le phénomène dans une permanence qui défie le temps.

Les deux premières phases visent à contrôler l’individu, la troisième vise à ce qu’il ne guérisse jamais et ne se délivre jamais de cette emprise.  

Embrigadement, fidélité, contamination et récompense.

Tout commence par un embrigadement, telle est la première phase.

Sans doute que celui qui n’a jamais été écrasé par la vie ni soumis aux affres de la solitude et de l’abandon aura du mal à comprendre cette prédisposition à pouvoir être embrigadé.
Mais pour les enfants hébétés par les coups qu’ils reçoivent ou abasourdis par la violence des insultes qu’on leur assène, totalement retranchés en eux même, sans la moindre clef pour comprendre un monde insensé qui les brise, tout au bout de la résistance commandée par l’instinct de survie, survient le moment de l’effondrement.

Je n’ai pas dit du lâché prise, j’ai dit : de l’effondrement !

Sans le monde parental qui donne un nom, un abri et du cœur, pour un enfant, il n’y a pas de monde du tout, il n’y a que le néant auquel on finit par succomber.

Dans ces moments ou plus rien ne nous rattache à l’existence, la première personne qui passe et qui nous parle est synonyme de vie.

Pour qui n’est plus rien, pour qui s’est éteint jusqu’à s’être oublié lui-même, la parole de celui qui interpelle fait vibrer les sens, elle apporte du mouvement, elle fait exister là où tout le reste efface, c’est une parole de vie.
Le contraste est détonnant, il frappe l’esprit comme une révélation.
Celui qui interpelle l’être perdu au milieu de son néant est une figure de sauveur pour celui qui émerge.    

 
Dans ce contexte, le plus azimuté des idéologues ou le plus improbable des aventuriers font figure de guides divins.

Les idéologues sont d’impitoyables politiciens manipulateurs qui savent très bien ce qu’ils font et quels pouvoirs ils veulent obtenir, quant aux aventuriers, ce sont de féroces bandits dont l’âpreté aux gains fait peu cas de la vie humaine.

Et pourtant, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, de toute leur sincérité et avec l’entièreté de leurs convictions, ces enfants-là voient ces personnages pervers, cupides, narcissiques et assassins, comme des héros.   

Dès lors qu’un enfant perdu se voit proposer un nom, un statut, un but, une appartenance, une place, une dignité, une puissance, il se voit offrir ce que personne ne lui avait jamais encore offert.

Il se voit offrir une étoile en remerciement de laquelle il donne sa fidélité.

Il s’agit de la fidélité spontanée, admirative, inconditionnelle de tout enfant à l’égard de ses parents, de substitutions ou pas, lorsqu’ils sont ressenti comme généreux et protecteurs, indépendamment de tous les mensonges et de toutes les perversités dont les manipulateurs seront capables plus tard.

Ils ont trouvé des parents qui leur ont donné une place dans le monde, ils ne veulent plus jamais perdre ni leur place ni leurs parents !

Ils défendront les deux avec d’autant plus de détermination qu’ils ont vécu dans leur chair le risque de dissolution dans le rien.
Ils ont connu l’immense terreur qui en découle.     

 

Il faut vraiment insister sur ce point clef : Pour qui a été abandonné au néant, pour qui a connu la brûlure de la terreur et y a presque été consumé, celui qui lui tend la main, même de façon intéressée, même s’il s’agit du pire des assassins sadiques, demeure celui qui a sauvé, celui vis-à-vis duquel on est engagé par la plus grande des dettes : Sa propre vie !