Une dette pour la vie

 

Pour le jour de ses dix-huit ans, une jeune fille eut une très mauvaise surprise : ses parents avaient estimé tout ce qu’elle leur avait coûté depuis sa venue au monde, et ils lui présentèrent une sorte de facture en guise de cadeau ironique et cruel.

  

Cette scène est exceptionnelle — elle présente même quelque chose d’inimaginable — mais elle correspond très précisément à ce thème de la dette, qui suit celui de la faute comme son ombre fidèle. Si l’existence est globalement considérée comme une usurpation, et s’il faut payer pour avoir eu l’audace et l’outrecuidance de vivre, alors la dette apparaît comme immense.

 

L’anniversaire commémore la naissance, et tout particulièrement celui qui correspond à la majorité, c’est-à-dire à la fois à l’émancipation et au plein accès au droit. Présenter la facture en lieu et place du cadeau, ne pas offrir au point de faire péricliter l’offrande en son exact contraire, c’est une manière de rappeler que la vie n’avait pas été offerte et que la naissance n’avait pas été ressentie comme un heureux événement.

Comme l’énormité de la somme ne saurait rendre possible le moindre recouvrement, la scène équivaut à charger psychiquement cette fille à qui on ne souhaite pas bon vent pour sa vie d’adulte. De même qu’on avait dû lui reprocher son entrée dans l’existence, on voudrait aujourd’hui lui gâcher le plaisir de devenir grande.

  

On ne l’avait pas encouragée à être, on ne l’exhorte pas davantage à devenir. On la plombe avec le discours de la dette, qui n’est rien d’autre qu’un boulet. En fait, on la retient. Curieusement, on pourrait vouloir la garder.

 

Non par affection débordante, ni pour cause d’attitudes possessives, mais pour l’empêcher de découvrir une liberté et un horizon qui lui permettraient de jeter, rétrospectivement, un regard critique sur le déroulé de son histoire. Il ne faut pas qu’elle se sente libre, il ne faut pas qu’elle découvre l’étendue de ses capacités ni l’éventail des possibles.

 

 

Surtout, il ne faut pas qu’elle comprenne que ce qu’elle avait vécu durant son enfance et son adolescence n’était pas normal. Pour qu’elle n’ait pas accès à la conscience de ce désamour dont elle avait pourtant souffert, il faut la maintenir constamment dans le processus, et pour cela rien de tel que de lui présenter la note. Si elle est censée devoir payer, c’est que rien ne lui avait été donné. L’expression « N’oublie pas que tu nous dois la vie » est ici non seulement prise au pied de la lettre, mais elle est entendue avec ses conséquences.

 

 

 

Les parents semblent dire : « Voilà ce que tu nous dois, voilà ce que tu nous as coûté, voilà donc ce que tu devrais nous rembourser. Nous ne te demandons pas forcément de nous restituer cette somme-là. Nous tenions à te faire sentir cette dette qui te lie à nous, afin que tu ne t’estimes pas quitte envers nous. D’une manière ou d’une autre, il faudra que tu t’en souviennes et, réguliè­rement, nous ne manquerons pas d’exiger de toi que tu t’acquittes, ne serait-ce que moralement, de la créance ». L’enjeu est de maintenir leur fille attachée au sentiment de la dette, d’une part pour qu’elle ne pense pas leur demander des comptes, d’autre part pour que sa mauvaise conscience la maintienne dans une position de service vis-à-vis d’eux.